WORK – LIFE PASSAGE

Dès mon réveil, les souvenirs d’hier soir m’assaillirent. Comme je l’avais attendu, longtemps! Comme je ne pouvais pas rester en place. Comme j’espérais qu’il ait passé une bonne journée au travail. Je lui dirai aujourd’hui. Il doit savoir.

Il est rentré tard et avait déjà mangé. J’étais ennuyée car il ne m’avait pas avertie et j’avais préparé une grande quantité de purée. Après les informations, je me suis assise près de lui dans le canapé, dans l’espoir qu’il me regarde. Mais il ne me voyait pas, mon homme. Comme d’habitude, il regarda l’émission Cinquante et un, son quiz télévisé favori. Il se trompait trop souvent, ça l’énervait. Quand il ne sautait pas en l’air, son menton reposait sur sa poitrine. Son visage devenait progressivement rouge et ses narines luisaient. Il sortait de temps en temps un mouchoir de la poche de son pantalon pour éponger sa sueur. Quand le nom du gagnant fut presque connu, j’ouvris grand la bouche pour lui dire quelque chose, je ne sais plus quoi, mais pas ce que je voulais lui raconter. Ma langue était sèche et lourde. Il était tard, je me suis levée péniblement et je suis montée. Je lui dirai avant de dormir pensé-je.

Tout cela tournait dans ma tête lorsque j’apportai ma tasse de café vide à la cuisine. Je fus soudain effrayée, comme si je recevais un coup. J’espérais avoir mal vu. Un intrus. Un oiseau. Posé sur la table. Un adulte, pas un oison égaré.

Que venait-il chercher ici ? Il fit d’abord comme s’il ne me voyait pas, avant d’observer la tasse posée de travers pendant quelques secondes. Pourquoi avais-je laissé la porte de la cuisine ouverte ? Qu’allait-il se passer ? Il risquait de se briser la nuque ou les ailes en s’envolant ici.

Il marchait paisiblement, sans sautiller. Quel drôle d’oiseau. C’est aussi ce que mon mari a pensé de moi lorsqu’il m’a vue dans ma nouvelle robe jaune. « Tiens, on dirait un canari tout jaune », dit-il. Je sais qu’il existe d’autres couleurs, mais pourtant il ne m’a jamais dit que je ressemblais à un canari tout gris par exemple.

Pourvu que cet oiseau n’aille pas déchirer le sachet de pain. Pourvu qu’il ne s’envole pas vers moi pour emmêler ses griffes dans mes cheveux et m’envelopper de ses battements d’ailes. Je le regardai au travers de mes doigts et reconnus immédiatement une  colombe. Lorsque je la regardai, tout s’éclaircit dans ma tête.

Je savais ce que je devais faire. Ne pas la regarder pendant que j’abaissais le store et ouvrir grand la porte de la cuisine. Prudemment. Le gris du matin trouvait écho dans la cuisine plongée dans l’obscurité. Elle dondelina de la tête, sautilla, m’examina un moment, puis fila à l’extérieur. Comme ça, simplement.

L’air était frais et léger. Un peu plus loin, cinq colombes s’étaient posées sur la rue. Elles ne prirent pas la peine de s’envoler lorsque je les approchai. Je montai dans ma voiture pour me rendre à mon travail. Je lui dirai aujourd’hui. Mon patron aussi arrivait tôt chaque matin. Pourvu qu’il soit de bonne humeur. Je déploierais mes ailes. Travailler dans le département Sinistres – Particuliers, un beau défi pour moi.