WORK – LIFE PASSAGE

En attendant les patrons*

 

Qu’attendons-nous, rassemblés dans le grand hall ?

On dit que les patrons seront là aujourd’hui.

 

Pourquoi cette léthargie, au sein de la direction ?

Pourquoi les membres de la direction restent-ils sans faire de projets ?

Parce que les patrons seront là aujourd’hui.

À quoi bon faire des projets à présent ?

Ce sont les patrons qui bientôt les feront.

 

Pourquoi notre CEO est-il monté si tôt ?

Pourquoi trône-t-il au centre de notre plate-forme,

l’air solennel, un nœud autour du cou ?

Parce que les patrons seront là aujourd’hui.

Et que le CEO s’apprête à les recevoir.

Il a même préparé un discours et un rapport à leur attention,

truffés de titres grandiloquents et de nombres arrondis.

 

Pourquoi les trois membres de notre direction portent-ils leur plus belle chemise ?

Pourquoi ces cravates arborant notre logo noir et blanc ?

Pourquoi ces bracelets colorés au poignet de leurs assistantes,

perchées sur leurs talons aiguilles vertigineux ?

Parce que les patrons seront là aujourd’hui.

Et que pareilles choses éblouissent les patrons.

Ils prennent plaisir à voir ce débordement d’enthousiasme,

sur fond de masses critiques, ratios et SLA,

et puis, surtout, de rentabilité de leurs sujets.

 

Pourquoi cette soudaine agitation, cette confusion,

ces murmures ? Comme les visages sont graves !

Pourquoi le hall et les couloirs se désemplissent-ils,

chacun retournant vers son bureau, perdu dans ses pensées ?

Parce que la nuit est tombée et que les patrons ne sont pas venus.

Et que quelques informaticiens, de retour du siège,

assurent qu’il n’y a plus de patrons.

 

Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les patrons ?

En un sens, ces gens étaient une solution.

Sommes-nous désormais contraints à l’autogestion ?

Maintenant que la nuit est tombée et qu’il n’y a plus de patrons

et que l’organisation pilotée par les données a pris le pouvoir,

nous sommes libres de devenir nos propres patrons.

 

Et si nous sommes libres d’être nos propres patrons,

rien ne nous empêche de devenir les vôtres également !

 

*Traduction par Pascale Pay de la version neérlandaise (interpretation libre du poème de K.P. Kavafis.’En attendant les barbares’